Bienvenue dans « Capitaine Françoise », un roman où l’on trouve :
Le début de l’histoire…
J’aimerais bien qu’on arrête de me bouffer l’emboudinure. Maintenant, c’est la boulangère qui vient me demander si je n’ai pas le dernier Gabriel Buchon. Après la coiffeuse et les deux touristes de ce matin. On voit qu’on en a parlé à la télévision hier soir.
Et comment je l’aurais, d’abord ? Il sort fin octobre, c’est marqué partout dans la librairie. Qu’est-ce qu’ils croient, les clients ? Qu’on livre au Trimord avant tout le monde ? Ou qu’on fait pousser des bouquins au milieu des artichauts et qu’on se les garde au frais pour l’apéro ? Surtout Buchon. On s’en tape le bigorneau de son « Retour à Séville », avec sa Dolorès de comptoir. Qu’il y reste !
Aujourd’hui, c’est « Résistances ». C’est Zengel-Tutti-Kovaskaïa, point d’ancre. C’est leur journée et c’est leur soirée. On me lâche avec les autres auteurs. Camus n’est pas là, Kafka non plus. Ils sont tous partis à Penn-Dac’h-les-Iles pour le grand camping des écrivains. Ils se font un barbecue en se récitant leurs textes. Et c’est Garcia Marquez qui grille les sardines. (Chap. I )
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Les joies quotidiennes du métier…
- Madame ?… Madame ?… C’est réservé au personnel, ici… Heu, il faudrait vous adresser à la caisse… Désolée madame, je suis occupée… Vous devez d’abord retourner en magasin… Non, vous en aurez pour cinq minutes à peine… Dans ce cas-là, il ne faut pas venir un samedi… Non, dans deux minutes, je serai toujours occupée… Ah oui ? Eh bien à votre place, je rentrerais chez moi à toute vitesse pour les mettre à l’abri… Je vais vous raccompagner… Non, pas chez vous, dans le magasin… Voilà, vous voyez, il y a une caisse qui va se libérer… Au revoir, madame… Et bon appétit surtout !
On ne me l’avait jamais faite celle-là ! « Je ne peux pas attendre, j’ai des yaourts dans mon sac » ! C’est ça ! Et moi, j’ai un petit-suisse dans la culotte ! (Chap. III)
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Des coups de cœur partagés…
- Ecoutez, je vous résume, ce sera plus simple… La soirée « Résistances » est organisée par Vent de lettres et les éditions du Lichen… Vent de lettres, c’est nous… C’est la librairie, c’est ce qu’il y a marqué au-dessus de la porte d’entrée… Non, Outremots, c’est celle qui est de l’autre côté de la passerelle… Oui, la grande papeterie à côté de la gare… Pas démolie, fermée pour travaux… Non, nous ne vendons pas de crayons… Aucune, dans la vieille ville, nous sommes les seuls libraires… Non, on ne rénove jamais, on se dégrade avec le reste… C’est un choix municipal, on va dire…
Exactement, donc, la librairie organise une soirée autour de trois auteurs qui font face à l’adversité… Oui, comme les boxeurs, si vous voulez… Voilà, ceux qui sont sur la table… Celui-là, c’est « Au plus profond des âmes » de Jean-René Zengel… C’est l’histoire d’une génération de mineurs de Lorraine, ça se passe à La Houve au début du vingtième siècle… Oui, pas très loin de Metz… Non, je ne connais pas Metz… Oui mais inutile d’être allé en Lorraine pour aimer le livre…
Bon, je continue, là, vous avez « Libre d’aimer » de Graziella Tutti… Oui, mais on prononce « Toutti », elle est italienne… C’est l’autobiographie d’une féministe dans l’Italie des années soixante… Ce n’est pas un métier, c’est un engagement… Non, sur la photo, elle a vingt-cinq ans… Oui, mais c’était à l’époque, maintenant elle est vieille… Merci, je m’y prépare chaque jour… Non, elle n’était déjà plus chanteuse… Oui, mais « la Mangouste de Gallipoli », ça lui est resté toute sa vie…
Et le troisième livre, c’est Dorota Kovaskaïa, « Des fleurs sous la neige »… Non, sur la couverture, c’est un iris… Si, celui de Sibérie, il est bleu… Parce que c’est un recueil des poèmes qu’elle a écrits au goulag… Non, elle était polonaise… Oui, mais il n’y avait pas besoin d’être russe pour y aller… Non, j’ai dit « était » parce qu’elle a disparu là-bas… Oui, la pauvre, comme vous dites… Et donc, ce soir, l’éditeur viendra nous présenter ces trois livres… Non, les auteurs ne seront pas là… Bah, forcément, il n’y aura pas de séance de dédicaces… Ah bon… Ecoutez, c’est vous qui voyez… Bon, je vous laisse, j’ai du travail. (Chap. II)
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Des auteurs à succès…
- Pardon madame ?… Heu, Arpaillan, il est manquant… Ben, partout… Oui, en rupture de stock chez l’éditeur… Non, le titre exact, c’est « Si j’avais su »… Oui, j’aurais pas venu, comme vous dites… Non, « Entre nous soit dit », c’était celui d’avant… Pareil, ses souvenirs du Quartier Latin… Heu, je n’en ai lu aucun… Charmant ou pas, ce n’est pas le problème… Si, j’en lis, mais pas des biographies d’écrivains charmants… Par exemple, « Libre d’aimer » de Graziella Tutti… Non, pas sexuelle, la liberté de choisir sa vie dans l’Italie des années soixante… Mais il n’y avait pas qu’à Paris qu’on rencontrait des gens cultivés… Si, de tout, elle a fréquenté le gratin et le peuple… Oui, pas que des musiciens… Même des diplomates… Eh bien feuilletez-le, vous verrez bien… Sur la table, là-bas… De rien.
Elle aurait tort de ne pas la prendre. Quand on aime les bios, on ne peut qu’adorer celle de Graziella. C’est un roman vécu. Qu’est-ce que tu veux qu’il raconte, Guillaume Arpaillan ? Il n’a jamais bougé ses fesses du Quartier Latin. En plus, c’est le troisième recueil de souvenirs qu’il nous pond. Elles n’en finissent pas ses mémoires. Il ne les écrit pas, il les tricote au coin du feu. Il a dû saouler toute sa famille aux veillées de Noël. Maintenant, c’est sur nous que ça tombe. Evidemment, ça se vend comme des crêpes. Le vieux beau nostalgique, ça meuble les bibliothèques de salon. N’empêche, il a raison de rester à Saint-Germain-des-Prés. A Penn-Dac’h-les-Iles, on l’accueillerait avec du goudron et des plumes. Et là, il pourrait vraiment écrire « Si j’avais su ». (Chap XIII)
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De dignes représentants de la Bretagne…
J’espère que madame Guégan ne saoulera pas Jean-René sur le chemin. Déjà qu’il sera fatigué du voyage, s’il faut qu’il s’avale toute l’histoire du Trimord en dix minutes. Et les citations en breton, en plus. Avec l’accent de Bruxelles. Il ne mettra pas une minute à voir qu’elle n’est pas du pays. Bon, par alliance tout de même et ça l’a complètement bretonnisée. D’ailleurs, personne ne connaît son vrai nom, elle le cache. On dirait qu’elle s’est laissé pousser une coiffe sur la tête après avoir épousé l’Yves. Lui non plus, il n’a pas compris. Il y a cinq ans, il se marie avec une Belge pour l’exotisme et aujourd’hui c’est lui qui passe pour un tiède dans sa propre région.
Les convertis de la Bretagne, c’est les plus ardents. Comme chez les religieux. Ils ont le folklore qui leur sort de partout. Même nous, ils nous font peur des fois avec leurs yeux qui brillent. Surtout madame Guégan. « Zieux d’Breizh », comme l’appelle P’tit Claude. Heureusement qu’elle a des lunettes. Ça lui tamise le regard. (Chap. X)
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